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Frans C. Lemaire
Le destin russe et la musique – Un siècle d'histoire de la Révolution à nos jours
Avec Le destin russe et la musique : un siècle d'histoire de la Révolution à nos jours, Frans C. Lemaire poursuit une investigation passionnante, entreprise il y a une dizaine d'années en publiant La Musique du XXe siècle en Russie et dans les anciennes Républiques soviétiques. Opposant dès la préface les personnalités de Chostakovitch et Khrennikov, « grand inquisiteur totalement dévoué au parti », il désigne l'importance que prendra l'évocation du grand compositeur dans cet ouvrage. Après un rappel succinct et indicatif de la situation historique russe à l'avènement du XXe siècle, un survole clair et concis des divers courants poétiques qui l'animent, comme le Symbolisme et le Décadentisme, Lemaire s'engage plus avant dans son sujet, au départ des débats fin de siècle des cercles esthétiques russes dont émane la revue Mir Iskustva – soit Le Monde de l'Art – en octobre 1898, qui privilégiait une approche intellectuelle tout en laissant la porte ouverte à une problématique philosophique et religieuse ; la musique y ferait son entrée un an plus tard avec la traduction de textes de Wagner, ce rêveur d'une œuvre d'art totale, débouchant sur les utopies de Kroutchonykh et Malevitch, et dont Wyschnegradsky sera l'héritier. De là sont issus des hommes dont on parlerait beaucoup : Bakst, Diaghilev, Benois, Brioussov, etc. Parallèlement au grand succès que rencontre en Russie le théâtre de Maeterlinck, la musique contribue au Symbolisme par la mélodie et l'opéra.
Ainsi, l'art du nouveau siècle s'édifie-t-il sur ce que l'auteur appelle l'héritage wagneroscriabinien. Le lecteur trouvera ici des éclaircissements précieux sur les compositeurs et les courants queLe Sacre du Printemps en 1913 et les suites de la Révolution de 1917 éclipseront. Comme Roslavets qui, dans son 3ème Quatuor à cordes, invente un système « appelé à remplacer le système classique » au moment même où Schönberg écrit les Cinq pièces Op.23 et la Sérénade Op.24 qui affirment le dodécaphonisme (1923/24) ; ou encore Lourié qui, bien avant lapansonorité de Wyschnegradsky, aborde les quarts de ton (1912), Obouhov qui explore les douze sons non redoublés, tandis que les micro-intervalles seront approfondis par Golyschev. Alors qu'aux progressistes Taneïev et Liadov succèdent, après la répression de 1905, les conservateurs Glazounov et Ippolitov-Ivanov, deux tendances perdurent : ceux qui se tournent vers la tradition, ceux qui représentent l'avant-garde. Medtner et Rachmaninov sont vite rangés comme des prolongateurs du beau piano, héritiers du XIXe siècle. Les traditions conservatrices de l'enseignement seront maintenues à Saint-Pétersbourg par Steinberg, par Glière à Moscou et Kiev, tous deux grands pédagogues. Scriabine, élève de Taneïev et Arenski – l'ouvrage se penche sur son vaste projet, influencé par la théosophe Elena Blavatski – apparaît en marge ; son influence se fera sentir sur la musique pour piano des jeunes compositeurs : Miaskovski, Prokofiev, Lourié, Mossolov, Krein, Gnessine ; et sur les wyschnegradskystes comme Roslavets et Obouhov.
Après avoir fait transparence sur le rôle de Lounatcharski, Lemaire n'omet pas d'analyser les effets de la nationalisation des opéras et théâtres, nous faisant suivre le parcours de Stanislavski, du Bolchoï à son propre Opéra Studio, ceux de Meyerhold et surtout de Komissarchevski, figure essentielle du renouveau russe de la mise en scène d'opéra, dont fut particulièrement marquant le Lohengrin cubiste de 1918. Cette période de relative ouverture fit entendre Der ferne Klang de Schreker en 1926, Wozzeck de Berg en 1927, Jonny spielt auf de Krenek en 1928 et même Renard de Stravinsky qui avait pourtant abandonné sa patrie, n'excluant pas que Tosca soit rebaptisée Le combat pour la Commune ou qu'Une vie pour le Tsar devint Pour le marteau et la faucille, côtoyant La Petrograd rouge de Gladkovski, l'oratorio La Route d'Octobre réalisé par un collectif d'étudiants compositeurs du Conservatoire de Moscou, et les premiers films dits de propagande. Parallèlement, de 1923 à 1932, l'AMC (Association de Musique Contemporaine) jouait Miaskovski, Prokofiev, Mossolov – Zavod devint l'œuvre emblématique du constructivisme soviétique –, Feinberg, Knipper, mais aussi Debussy, Poulenc, Hindemith, Gedike, Ravel, Milhaud, et Bartók.
Bien sûr, nous traversons les tourmentes du règne de Staline, détaillées en trois chapitres : Le déclin des utopies (1927-1935), L'affaire Lady Macbeth de Mzensk et Les épreuves de la guerre et de la paix (1938-1953), dont Chostakovitch est le personnage central. Lorsqu'il a vingt, ce dernier entend le répertoire énoncé plus haut, mais aussi le jazz – musique forcément prolétarienne avant que la conférence de 1929 la dise dégénérée – devenu Djass soviétique. Le triste épisode des grandes purges commençant fin 1934, sa Lady Macbeth de Mzensk connaîtra plusieurs condamnations, autant d'obstacles à l'épanouissement du compositeur, qui sans eux, aurait sans doute réalisé son projet d'une Tétralogie sur la femme russe, cycle autant naturaliste et féminin que le Ring avait été masculin et mythique. Pour l'auteur, l'Affaire coupe les ailes d'un jeune musicien qui aurait pu devenir le plus grand compositeur d'opéra du XXe siècle. Avec la création d'un 1er Quatuor à l'automne 1938, Chostakovitch se réfugiera dans l'écriture d'un vaste cycle conçu comme un journal intime – témoignage de son exil intérieur – dont il cacherait certains opus jusqu'à la mort de Staline. Car le peuple d'URSS apprendrait en 1953 que son Petit père était mortel, oubliant que Prokofiev l'était aussi, lui qui s'éteindra cinquante minutes avant le tyran. Prokofiev est le second grand rôle de cet ouvrage qui accompagne le lecteur dans les aléas de l'émigration, du retour au pays, de l'exaltation du régime, des trois Sonates faussement considérées de guerre, d'une vie conjugale mouvementée, jusqu'à la condamnation de 1948 et aux tristes dernières années.
Enfin – non sans avoir largement présentées les opinions et prises de positions choquantes de Stravinsky, grand admirateur de Mussolini, l'importance essentielle des trois émigrations russes (1881, 1917 et 1922), exposant la belle aventure des Ballets Russes, ou encore les carrières des compositeurs d'Hollywood Dimitri Tiomkin ou Lev Termen (Léon Theremin : drôle de personnage, mi-musicien mi-espion), sans omettre de raconter Souvtchinsky, Fedorov et Slonimski, figures incontournables dont la réflexion musicologique française a largement bénéficié –, ce livre passionnant parcourt cinquante ans en quatre actes : Les aléas du dégel (1953-1961), Des années Khrouchtchev aux décennies Brejnev (1954-1982), Du long automne de Chostakovitch au printemps postmoderne de Schnittke (1963-1976) et La musique russe entre modernité et spiritualité (1965-2005). Les sujets changent : les visites à Moscou de Luigi Nono, la carrière de Rodion Chtchédrine, la figure de Vladimir Vyssotski, et une interrogation sur ce que pourrait être l'esthétique des dernières années soviétiques, puis des premiers temps de la nouvelle Russie. Dans Les Juifs et la musique russe, les Russes et la musique juive, l'auteur résume quelques aspects de sa récente étude sur Le Destin juif et la musique, tandis qu'à partir des figures emblématiques de la Russie d'avant-garde, les poétesses Anna Akhmatova et Marina Tsvetaieva, il aborde la création musicale féminine – La musique russe au féminin –, exposant les travaux de Zara Levina, Verdina Shlonsly, Elena Firsova, Sofia Goubaïdoulina, et le destin « singulier et solitaire » de Galina Oustvolskaïa. Autre qualité de cet essai : les dernières cent cinquante pages sont occupées par des biographies précises et détaillées de près de quatre-vingt compositeurs russes et soviétiques, faisant de cette somme un outil précieux, même si, après sa lecture, la phrase de Tioutchev demeure – « On ne peut comprendre la Russie, il faut y croire ».
BB